Lorsque j’ai rencontré Charly, il avait 8 ans. Il faisait sa rentrée dans ma classe de triple niveau, en CE2. J’arrivais dans cette petite école rurale dont j’avais pris la direction et il y avait déjà effectué son CP et son CE1. Je crois bien que sa maman est venue me voir dès le jour de la rentrée, ou en tout cas la semaine suivante lorsque j’ai réuni les parents de la classe.
Elle était très inquiète.
Charly, m’a-t-elle dit, est fragile, en difficulté, il est suivi par une orthophoniste et a beaucoup de mal à écrire. Il n’aime pas aller à l’école.
Elle avait peur à la fois que je ne tienne pas compte des particularités de son fils et que celui-ci ait du mal à s’habituer à une nouvelle maîtresse. Elle craignait de voir les difficultés s’accumuler avec le passage au CE2 et les exigences croissantes en terme d’écrit. Le risque était que Charly se décourage et se referme de plus en plus dans sa coquille, voire développe une phobie scolaire. La mère et le fils devaient d’ailleurs nourrir mutuellement leur anxiété…
Rapidement, j’ai compris que ce petit garçon souffrait beaucoup. Il ne regardait jamais aucun adulte dans les yeux, prenait la parole le moins possible, à voix basse.
On aurait dit un petit animal apeuré. J’avais envie de l’aider, de lui rendre la joie d’apprendre.
En effet, son écriture était très difficile à déchiffrer et son orthographe vraiment compliquée.
Il avait à la fois ce côté fuyant, qui le rendait difficile à approcher et une personnalité attachante qui me donnait envie de le connaître, de l’aider, de le protéger.
La classe à multi-niveaux a été une chance pour nous deux : elle nous a donné du temps, elle m’a donné le temps de l’apprivoiser, puisque j’ai été sa maîtresse pendant trois ans.
Et le temps a été essentiel, car lors de ma formation de professeur des écoles, je n’ai jamais appris à apprendre à écrire.
Les enseignants ne sont pas formés pour détecter les difficultés rencontrées par les élèves dits « dys » et surtout y remédier. Ils réalisent face aux élèves l’ampleur de l’hétérogénéité et des difficultés, qu’elles soient d’origine médicale, psychologique, sociale, environnementale ou culturelle.
C’est d’autant plus difficile que souvent les professeurs sont d’anciens bons élèves qui n’ont pas connu de difficultés. Alors on bricole, on essaie, on tâtonne…
C’est ce que j’ai fait pour Charly, tentant des exercices à trous, des modèles de copie avec des polices d’écriture différentes, des réponses à choix multiples pour la dictée, des évaluations à l’oral, des outils et supports d’écriture différenciés, etc. S’il n’arrivait pas à réaliser un travail collectif, je lui donnais d’autres missions.
Donner des outils m’a permis de me sentir actrice, lui a permis de se sentir important.
Je me souviens qu’il était difficile pour lui de retenir les paroles des chansons chantées en classe ; je l’ai chargé de taper le rythme avec des instruments de percussion. Soulagé d’une difficulté, mis en valeur par son rôle, Charly s’est même découvert un plaisir qui l’a mené à prendre des cours de batterie !
Il a compris peu à peu que ses particularités pouvaient être une voie pour découvrir ses forces et que sa personnalité ne se résumait pas à sa capacité à coller à la “norme” attendue des élèves.
C’était rude parfois de bricoler des solutions et de ne pas voir de résultat; de ne pas comprendre quel obstacle dans les apprentissages je devais éliminer ou réduire. C’était frustrant, je me sentais parfois en colère d’être impuissante. Cela ne correspondait pas à l’image que je me faisais de mon métier, au sens que je donnais à ma présence en classe.
Je ne pouvais pas imaginer de le laisser continuer sa scolarité ainsi. J’ai demandé de l’aide aux conseillers pédagogiques, mais j’avais toujours l’impression de mettre un sparadrap sur une plaie béante. Il fallait que je comprenne cette blessure. Alors j’ai fait des recherches sur internet, à la bibliothèque, j’ai commandé des livres. J’ai lu, pour comprendre les troubles des apprentissages, la dysorthographie, la dysgraphie, plus tard avec d’autres élèves la dyspraxie, la dyscalculie, ainsi que les troubles de l’attention et de la concentration.
Je me suis formée moi-même pour sortir de ce sentiment d’impuissance et de frustration.
L’orthophoniste de Charly a travaillé avec moi en me transmettant régulièrement des bilans ou informations sur ses séances avec mon élève et peu à peu sur ses progrès !
Ce sont les élèves pour lesquels une telle collaboration soignants-enseignants-éducateurs-parents a pu être possible qui s’en sont le mieux sortis. Les échanges des différents partenaires autour de l’intérêt de l’enfant sont enrichissants pour tous et forcément fructueux.
Si j’avais eu à l’époque les compétences que j’ai aujourd’hui en graphopédagogie je l’aurais encore davantage aidé et certainement plus rapidement …J’aurais observé sa posture, sa tenue de crayon, j’aurais adapté davantage le bureau, la chaise, le stylo. Je lui aurais proposé des exercices d’assouplissement des doigts, j’aurais analysé les obstacles au mouvement et à la fluidité du geste graphique et retravaillé plus finement la formation de certaines lettres. Il aurait pu faire sans moi des petits entraînements réguliers qui l’auraient fait progresser et lui auraient donné davantage d’autonomie…
Le lien avec la famille a été essentiel : la maman de Charly a compris que j’étais attentive aux fragilités de son fils et elle m’a fait confiance. Peu à peu elle s’est ouverte à moi et m’a raconté ce qui a sans doute été à l’origine de certains blocages de Charly : à la maternelle, son fils avait une enseignante très dure, qui un jour a obligé Charly à parler plus fort.
Elle l’a envoyé à l’autre bout de la classe et l’a forcé à parler fort, encore et encore, face à la classe.
Le petit garçon, paniqué, s’est fait dessus.
Comment ne pas comprendre le traumatisme de ce petit bonhomme et sa terreur des enseignants par la suite ?
Heureusement, notre travail d’équipe, enseignante-famille-orthophoniste, régulier, solide, chaleureux et soutenant a permis à Charly de se redresser, moralement et physiquement, de croire à ses capacités.
Au bout de deux ans, Charly s’est mis à me regarder dans les yeux.
Au cours de l’année de CM2 il a commencé à jouer avec le second degré, à faire de l’ironie, à accepter mes taquineries, à me sourire. Il s’adressait aux adultes de l’école sans peur.
Et il s’est mis à écrire, écrire, écrire, des rédactions de plus en plus longues, des poésies lisibles, des phrases avec de moins en moins d’erreurs d’orthographe.
Lorsqu’il est parti en 6e, sa maman m’a offert une parure de boucles d’oreilles que je possède toujours.
Elle m’a embrassée en pleurant et en me remerciant. Cela m’a touchée car dans l’Éducation nationale il est rare d’avoir de la reconnaissance pour le travail que l’on fait pourtant passionnément et sans compter ses heures.
L’équipe du collège a malheureusement été peu réceptive à mes demandes d’aménagements et le début du collège a été compliqué. Puis un changement d’établissement et des enseignants plus à l’écoute ont remis Charly sur la voie de la réussite.
Il a obtenu son brevet puis un bac professionnel dans l’hôtellerie pour devenir maître d’hôtel dans un établissement de luxe.
Charly est ma plus belle réussite d’enseignante, ma fierté de maîtresse d’école, le souvenir le plus émouvant de ma carrière, l’élève qui m’a permis de devenir meilleure.
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